Alison Bechdel, David Rakoff, Dan Savage et bien d’autres racontent leur première incursion dans un bar gay ou lesbien.
’ai demandé à d’éminents écrivains gays, lesbiens ou bisexuels de me raconter leur premier bar gay. N’hésitez pas à partager vos propres souvenirs dans les commentaires ci-dessous.
June Thomas
Len Barot, éditrice à Bold Strokes Books, écrit sous les pseudonymes radclyffe et L.L. Raand
Quand j’ai fait mon coming-out, à 18 ans, j’étais à la fac d’Albany (État de New York), en première année. J’avais entendu parler d’un bar lesbien sur Central Avenue, le Hudson Arms. Avant de trouver le courage d’y entrer, je suis passée devant six ou sept fois.
À l’intérieur, j’ai découvert une communauté lesbienne appartenant largement à la classe ouvrière et plutôt méfiante vis-à-vis des étudiantes qui s’échappaient du campus le vendredi soir. Elles se demandaient si nous étions vraiment lesbiennes, parce que nous ne connaissions pas les règles et que nous n’avions pas la tête de l’emploi. (Elles nous appelaient les
«ki-ki»: ni fem ni butch.) En effet, les clientes se différenciaient de nous par leur look, leur comportement, leur idéologie.
Au cours de mes trois années d’études, je suis devenue une habituée. Ces femmes constituaient ma communauté, malgré la différence de classe sociale. En fin de compte, ce qui nous a rapprochées, c’est l’activité lesbienne suprême: le
softball.
Malgré mes craintes et les difficultés, je n’échangerais cette expérience pour rien au monde. Dernièrement, je me suis réinstallée dans le nord de l’État de New York, et j’ai immédiatement recherché ce bar pour le montrer à ma partenaire. Malheureusement, il a disparu, mais le souvenir de ma première famille lesbienne reste, lui, bien vivace.
Alison Bechdel, dessinatrice, auteure de Lesbiennes à suivre etFun Home: une tragicomédie familiale
Le premier bar homo où je suis allée s’appelait le Satan. Il était à Akron, dans l’Ohio, pendant l’été 1980. J’y suis allée avec une bande de potes. C’était à une heure et demie de la fac, mais personne n’a râlé à l’idée de faire trois heures de caisse pour aller dans un bar pleins d’homos. C’était un bar mixte, moitié gay, moitié lesbien.
À 19 ans, je n’avais clairement pas le droit de boire, mais je suis entrée sans problème. Je suis restée scotchée à mes potes, je n’ai pas dansé, je regardais bouche bée tous ces autres queers. Mais mon ravissement était teinté de mélancolie. OK, c’était super d’être là, il n’empêche, le bar était moche et vulgaire. Étais-je condamnée à passer ma vie dans ce genre d’endroits?
Le plus flippant a été de réussir à commander un verre. Une foule compacte entourait le comptoir. J’ai dû mettre de côté mon individualité et me fondre dans la masse. C’était comme un rite indigène que je devais imiter avec conviction, ou mourir. Finalement, j’ai réussi à commander une Budweiser. J’ai passé la soirée à gratter l’étiquette de la bouteille et à ouvrir grand les yeux.
Susie Bright, auteure de Big Sex Little Death
Le premier bar lesbien où j’ai mis les pieds était l’établissement de ma tante Molly, le Bacchanal, sur l’avenue Solano, près de Berkeley (Californie). Elle m’y avait emmenée faire un peu de ménage et de bricolage avant son ouverture. Je devais avoir 11 ans. J’ignorais alors ce que «gay» voulait dire et la nature de l’établissement où je passais la serpillière. Nous avons écouté des disques de Marlène Dietrich pendant que j’époussetais et huilais le splendide comptoir en bois.
J’ai fait le rapprochement au début des années 1980, dix ans après mon entrée sur la scène lesbienne qui, pour ma génération, se passait autant dans les salles de meeting que dans les bars. Je venais de finir mes études, je vivais à San Francisco avec Honey Lee Cottrell, qui avait treize ans de plus que moi. C’est elle qui m’a parlé un jour d’un vénérable bar lesbien appelé le Bacchanal.
Je l’ai interrompue.
«Comment ça? C’est le bar de ma tante!» Un million de disputes familiales, de regards blessés, de rejets silencieux me revinrent soudain en mémoire. Je me rappelais ma mère en larmes, un soir:
«Molly refuse catégoriquement de porter une robe!»
Effectivement, ma tante ressemblait à un homme, et ça n’avait pas l’air de la gêner. Honey m’a appris que, dans son bar, Molly se faisait appeler Sean. Sean Halloran. Adulte, j’ai eu peu de nouvelles de ma tante. Quand je l'ai contactée pour me parler de l'histoire gay, elle m'a rembarrée. La marche des «fiertés» lui donnait la «nausée». Elle était de la vieille,
très vieille école.
Mart Crowley, dramaturge, auteur de The Boys in the Band
Je ne me rappelle pas mon premier bar gay. C’était il y a plus de 50 ans! J’ai fait mes études à Washington, à l’Université catholique d’Amérique, et je ne voulais surtout pas qu’on m’aperçoive dans les bars gays du coin. Mais le week-end, j’adorais me rendre à New York.
Vers 1955, un de mes bars new-yorkais favoris était le Lenny’s Hideaway, dans Greenwich Village. Il était en sous-sol. Comme nous étions chics avec notre veste en tweed Harris, notre cravate en reps et notre chemise en tissu Oxford rose à col boutonné! Nous avions l’air tout droit sortis d’une publicité Ralph Lauren.
J’aimais bien aussi le 316, qui se trouvait au 316 East de la 54e Rue (même l’adresse a disparu aujourd’hui). Ce n’était pas la même clientèle: les hommes arrivaient tout droit de soirée en smoking. Nous les trouvions snobs, mais ils étaient furieusement glamour. Quand je fréquentais ces bars, surtout le Lenny’s, j’avais l’impression de prendre ma vie en main. Le danger était terriblement excitant. C’était effrayant, mais palpitant.
Simon Doonan, directeur artistique chez Barneys et chroniqueur à Slate.com
Le premier bar gay où j’ai mis les pieds se trouvait à Manchester, en Angleterre. Un dimanche soir pluvieux de 1970, je suis entré dans un pub ouvrier appelé le Rembrandt et j’ai trouvé (
voilà!) mes semblables. Le Rembrandt était glauque et puant, mais très accueillant. La clientèle était un mélange détonnant de vieux et de jeunes, de snobinards et de gens simples, de laids et de beaux. Peu de buveurs de bière. Plutôt des amateurs de Babycham et de gin tonic.
Sur la scène se déroulait un numéro de cabaret (deux grands costauds en haut à perles et jupes de soirée crachaient du feu). En détournant mon attention, il a contribué à calmer mes nerfs de néophyte. Après les cracheurs de feu est apparue une drag-queen hors d’âge appelée Mère. Une vétérante de la première guerre mondiale à l’air famélique, qui s’est hissée sur le bar et a déclamé
La Charge de la brigade légère à pleins poumons
: «Dans la vallée de la mort, à 600 ils s’engouffrèrent».
Pour ajouter au surréalisme de la situation, elle portait une mini-robe imitation Courrèges et un collant beige qui laissait clairement voir sa jambe artificielle.
«Elle l’a perdue dans la Somme», m’a chuchoté mon voisin. C’était du grand art.
Marina Abramovic peut aller se rhabiller!
Tom Fitzgerald, tomandlorenzo.com
J’avais 28 ans quand mon premier copain m’a extirpé du placard, et il fut décidé que l’étape suivante serait mon entrée dans le monde gay. Il m’emmena au Woody’s, vénérable institution gay de Philadelphie et haut lieu de rendez-vous des jeunes et des moins jeunes.
Ayant été chassé de chez ses parents dix ans auparavant, il vivait pour le «milieu gay» et s’était trouvé des amis et une famille de substitution chez les torses-nus et les pantalons skinny. Ayant, de mon côté, passé la décennie précédente en plein déni, ma perception allait forcément être différente, mais nous étions tous les deux trop jeunes pour le comprendre.
Il a balayé la salle du bras comme s’il me présentait une cuisine équipée dans un jeu télévisé, et il m’a demandé:
«Alors, qu’en penses-tu?». J’observais. Au bar, chaque tabouret était occupé par un homme deux fois plus vieux que moi. Derrière cette rangée, se trouvaient les jeunes et beaux, qui se faisaient offrir des verres. Et derrière encore, il y avait les oubliés. Ni vieux ni jeunes, n’ayant ni le bon look ni le bon corps, ils tripotaient leur verre en faisant semblant d’attendre quelqu’un, ce qui, en un sens, était le cas.
«Je trouve ça triste», ai-je dit, un peu bégueule. Son visage s’est décomposé. Ce soir-là, nous avons eu la première d’une longue série de disputes. Des années plus tard, ayant fait mon trou dans le milieu, j’ai compris que mon jugement à chaud avait été à la fois juste et erroné. Juste, car j’avais vu l’invisible, mais erroné, car j’avais sous-estimé le sentiment de communauté qui unissait des gens qui en avaient plus besoin que moi, et qui les réconfortait comme je ne le serais jamais.
J.D. McClatchy, poète et rédacteur en chef de la Yale Review
Rétrospectivement, il me semble que j’ai cherché un bar toute ma vie. Enfant, je jouais des heures durant au papa et à la maman avec mes petites voisines, ou bien je m’occupais d’un pauvre théâtre de marionnettes ou d’une épicerie de fortune: des «clubs» imaginaires, des lieux à part et accueillants.
Lycéen dans le centre de Philadelphie, j’avais même réussi à dénicher (au troisième étage d’un immeuble sentant le renfermé) la branche locale de la
Mattachine Society. J’ai fait lentement tourner le présentoir… à la recherche de quoi? Durant mes études supérieures, je n’ai eu que ma main pour compagnon.
Pourtant, en première année à l’université de Georgetown, j’étais allé dans mon premier bar gay, le Georgetown Bar & Grill. Le bar n’était gay qu’un jeudi sur deux, pendant deux heures. Il y avait des tables communes et des pichets de bière. Je me suis assis, tremblant de ce que je pensais être de la peur mais était plutôt du désir que «quelque chose» se passe. Et quelque chose se passa. Mon voisin de tablée, un homme plus âgé, a posé la main sur ma cuisse et m’a proposé d’aller à une fête. Pendant un instant, je suis resté paralysé. Puis, sans payer, sans un mot, sans un regard en arrière, je me suis enfui.
J’ai fui vers le jour où, six ou sept longues années solitaires plus tard, j’ai osé retourner dans un bar gay, à New Haven (Connecticut). C’est idiot qu’il m’ait fallu si longtemps pour en arriver là, alors que j’allais dans cette direction depuis le début. Mais à cette époque (bien sûr, à Manhattan et San Francisco, c’était différent), le monde était volontairement et tristement vide. Nous n’avions que nos cœurs.
Val McDermid, écrivaine, dernier roman: Fever of the Bone
Mon premier bar gay était à Plymouth, en Angleterre, en 1975. Je faisais un stage au journal local, d’où ma présence dans cette ville pas gay-friendly pour un sou. J’avais fait mon coming-out à l’université, où étaient régulièrement organisées des soirées entre filles. Du coup, je n’avais jamais ressenti le besoin de fréquenter un bar.
Je ne me souviens pas du nom du pub, mais j’avais lu dans Gay News que le mercredi soir, l’arrière-salle était réservée aux gays. À croire que les autres soirs, nous étions censés rester cloîtrés chez nous. Ce qui m’a marquée à tout jamais dans ce bar, ce sont ses couleurs, qui allaient du jaune foncé au marron. La gaieté n’avait pas sa place ici.
Pire, j’étais l’unique femme. Quand je suis entrée, je jure que la salle est devenue silencieuse et m’a dévisagée, comme si personne n’avait jamais vu de jeune gouine en fleur. J’ai failli prendre mes jambes à mon cou, mais j’ai rassemblé mon courage et j’ai commandé un verre. Je n’y suis jamais retournée.
David Rakoff, écrivain, dernier roman: Half Empty
Je suis quasiment sûr que mon premier bar gay a été l’Uncle Charlie, dans Greenwich Village, entre la 6e et la 7e Avenue, aux alentours de 1982 ou 1983. Je devais avoir 18 ou 19 ans. J’ai commencé à fréquenter les bars gays assez tard, vu que j’ai commencé à boire de l’alcool assez tard, pas avant mes 25 ans, quand la haine de mon boulot m’a forcé à développer un penchant pour les boissons spiritueuses.
Avant ça, je détestais l’alcool (surtout la bière) et je craignais plus que tout l’abandon qu’il induisait. Les bars gays étaient un mélange explosif du côté désinhibant et libérateur de l’alcool et du regard insistant des hommes, choses dangereuses car désirées.
Il y avait des briques apparentes, des chansons de Chaka Khan ou des Weather Girls et une armée de clones en Levi’s serré et polo Izod aux couleurs de parfum de glace. Tout ça avait un air de la vie d’avant: colorée et pré-Act Up. Fumant par intermittence, faisant semblant de siroter ma bière et essayant de me fondre dans le décor en bougeant le moins possible, j’ai bien dû tenir 45 minutes.
Déjà à l’époque, j’avais compris que c’était un furoncle qu’il me faudrait soigner. Ce serait plus facile la fois d’après, et la fois d’après, jusqu’à ce que ça n’ait plus aucune importance, et que le fait d’aller dans un bar gay ne compte pas plus que de ne pas y aller. Et bien sûr, c’est exactement ce qui s’est passé.
L’Uncle Charlie a disparu depuis longtemps, comme toute la culture gay du West Village. C’est aujourd’hui un pseudo pub irlandais, le Fiddlesticks, un nom bien plus gay, si vous voulez mon avis.
Dan Savage, auteur de la chronique «Savage Love» et co-fondateur du projet It Gets Better
L’endroit s’appelait The Bushes, et il se trouvait à Chicago, sur Halsted Street, qui est toujours la rue la plus gay de la ville. Mon premier «vrai» copain m’y a emmené. J’étais bien trop jeune pour fréquenter un bar (et bien trop naïf pour fréquenter un bar gay), mais à l’époque, les bars étaient moins stricts. Je n’étais sûrement pas le seul gamin de 17 ans dans le bar, ce soir-là.
Le bar était sombre et sale, mais c’était un lieu public. Le premier lieu public où j’ai embrassé un mec, mon premier copain qui, pour des raisons trop longues à expliquer ici, s’est avéré être une terrible erreur de casting. Mais j’étais ravi d’être là, et ravi d’être avec lui cet été-là.
Je ne me souviens plus trop de l’endroit, mais je me rappelle ce que j’ai bu (un Long Island Ice Tea, à ma grande honte) et l’impression que j’ai eu en entrant dans ce bar pour la première fois. Cela faisait six années que je passais chaque heure de chaque jour à cacher mon homosexualité à ma famille, à mes amis, aux inconnus dans la rue et le métro. La pression était si forte que je suis surpris de n’avoir pas craqué.
Quand j’ai franchi ce seuil et que j’ai senti la pression se relâcher, j’ai été pris de vertiges. C’était comme un sas de décompression. Je suis étonné que mes oreilles ne se soient pas débouchées. The Bushes était le premier endroit de ma vie où tout le monde était gay, où l’homosexualité était la norme.
Le bar tirait son nom des fameux buissons («bushes» en anglais) de Lincoln Park, où des gays (et de soi-disant hétéros) baisaient anonymement. À l’époque, tous les bars gay avaient des noms en forme de clin d’œil («The Hideaway»: La Planque, «The Closet»: le Placard), pour que les gays les repèrent facilement dans l’annuaire. Il y a toujours un bar gay à l’emplacement du défunt Bushes, mais j’ai oublié son nom. Mais je suis certain que dans ce nouveau bar, aucun lycéen ne roule de pelles à son mec de 29 ans.
Pam Spaulding, rédactrice en chef de Pam's House Blend
J’ai longtemps habité à New York, pourtant c’est à Durham (Caroline du Nord) que je suis allée dans mon tout premier bar lesbien. C’était au début des années 1990. Les bars étaient regroupés dans le centre, dans un quartier sordide (à l’époque), près de hangars désaffectés.
C’était un club privé, avec un droit d’entrée de 5 dollars. Ma première impression: lugubre. Il y avait une petite piste de danse, où plusieurs femmes semblaient apprécier la musique que crachaient de mauvaises enceintes. Près de la piste, des butchs jouaient au billard. Au bar, des habituées discutaient avec des amies. Il y avait très peu de diversité ethnique: les femmes de couleur se comptaient sur les doigts de la main.
Je me suis assise au bar dans un nuage de fumée de cigarette et j’ai commandé un soda. En une heure, une seule personne m’a adressé la parole. Comment pouvait-on penser rencontrer quelqu’un dans un endroit pareil? Quelques années plus tard, j’ai créé avec une lesbienne de Durham TriangleGrrrls, une association qui propose aux lesbiennes des sorties sans alcool pour se rencontrer. C’est à une de ces réunions que j’ai rencontré ma future femme, Kate.
June Thomas
Traduit par Florence Curet
http://www.slate.fr/story/42675/mon-premier-bar-gay