La communauté gaie et lesbienne s'interroge sur la position adoptée par le ministère canadien de la Justice dans une cause de divorce impliquant un couple de lesbiennes venues de l'extérieur du pays pour se marier à Toronto en 2005. Un professeur de droit y voit toutefois une conséquence d'un manque de vérification des critères d'admissibilité au mariage.
Le ministère plaide que les deux femmes, qui ne peuvent être identifiées sur ordonnance du tribunal, ne peuvent divorcer parce que leur mariage est tout simplement illégal, rapporte jeudi leGlobe and Mail.
Saisi de la question par la justice ontarienne, un avocat du ministère de la Justice, Sean Gaudet, fait valoir que :
- la juridiction en vigueur dans les pays où habitent les deux femmes n'autorise pas les mariages gais;
- un couple doit habiter au Canada depuis au moins un an pour avoir le droit de divorcer, ce qui n'est pas le cas dans la cause actuelle.
« Dans ce dossier, aucune des parties n'avait la capacité juridique de marier un conjoint de même sexe en vertu des lois en vigueur dans leur lieu de résidence - la Floride et le Royaume-Uni », écrit M. Gaudet.
« Conséquemment, leur mariage au Canada n'est pas valide selon la loi canadienne. » — Sean Gaudet, avocat du ministère de la Justice
« Il est horrible et scandaleux que deux paliers de gouvernement adoptent cette position sans jamais avoir soulevé la question auparavant, sans dire à quiconque qu'il s'agissait d'un enjeu et sans faire quoi que ce soit à ce sujet », déplore l'avocate du couple, Martha McCarthy.
Entre le droit et la justice
Pour le Conseil québécois des gais et lesbiennes, qui a toujours craint le gouvernement conservateur, c'est un précédent inquiétant.
« C'est comme une petite brèche dans le barrage, très discret, mais que va-t-elle donner? Ça nous inquiète, compte tenu du passé du Parti conservateur », affirme Julie-Maude Beauchesne, directrice des communications, qui y voit « deux poids, deux mesures ».
L'avocat Julius Grey, spécialiste dans la défense des libertés individuelles, abonde dans le même sens.
« Ce genre d'interprétation étroite et mesquine, c'est précisément la façon de rendre caduque la Charte. Ils ne vont jamais l'annuler [...], mais en faisant ce genre de distinctions, on rend la charte sans objet. » — Julius Grey
Mais selon le professeur de droit Dominic Goubau, de la Faculté de droit de l'Université Laval, il est vrai que les femmes qui cherchent à divorcer en Ontario ne répondaient pas à une condition pourtant nécessaire à leur mariage, c'est-à-dire que la législation de l'État où elles résident permette ce mariage.
En ce sens, a-t-il expliqué à Radio-Canada.ca, elles n'auraient jamais dû être mariées parce qu'elles n'en avaient pas techniquement le droit. Or ce genre de détails de procédure fait rarement l'objet de vérification, de sorte que plusieurs de ces mariages, théoriquement invalides, sont néanmoins célébrés chaque année au pays.
Le ministère canadien de la Justice, poursuit M. Goubau, interprète par ailleurs correctement la Loi sur le divorce, qui stipule bel et bien qu'au moins une des deux parties doit résider au Canada depuis plus d'un an pour obtenir le droit de divorcer.
Les deux femmes, admet le professeur de droit, se retrouvent donc dans un cul-de-sac. À son avis, deux solutions se présentent à elles : soit elles contestent la validité de la loi sur le divorce qui impose une résidence d'un an au Canada à l'une des parties, soit l'une d'elles accepte de rester au pays pendant un an afin de répondre aux exigences de la loi.
Le professeur Goubau note que ce type d'imbroglio pourrait se multiplier au cours des prochaines années. La loi québécoise, souligne-t-il, permet par exemple depuis quelques années à quiconque de célébrer légalement un mariage, s'il n'a pas de casier judiciaire et s'il a été dûment accrédité par le ministère de la Justice.
Or ces nouveaux célébrants, dit-il, ne sont pas en mesure de vérifier si les futurs époux répondent aux critères d'admissibilité au mariage établis par la loi canadienne.
L'héritage politique libéral malmené
Depuis, 15 000 couples gais ont été mariés partout au pays, dont 5000 venus de l'étranger.
En 2005, contraint d'agir par plusieurs décisions juridiques, le gouvernement libéral de Paul Martin avait modifié la Loi sur le mariage en 2005 afin de permettre l'union des conjoints de même sexe.
Interrogé à ce sujet lors d'un passage à Halifax jeudi matin, Stephen Harper a dit ignorer les détails de la cause. Il a cependant assuré qu'il n'avait pas l'intention de rouvrir le débat sur le mariage des conjoints de même sexe au Canada. « Ceci, selon ce que je comprends, est un cas devant les tribunaux où des avocats canadiens ont pris certaines positions particulières, fondées sur la loi. Mais je vais demander aux responsables de me donner plus de détails sur ce dossier particulier », a ajouté le premier ministre.
En fin de journée jeudi, le ministre fédéral de la Justice, Rob Nicholson, a indiqué qu'il allait clarifier la loi pour permettre aux couples gais étrangers se mariant au Canada de pouvoir aussi y divorcer.
L'opposition officielle a jugé que le gouvernement conservateur envoyait un message confus. En point de presse à Toronto, la député du Nouveau Parti démocratique Olivia Chow a estimé que s'il s'agissait vraiment d'un malentendu plutôt que d'une volte-face, le gouvernement Harper pourrait donner dès maintenant des instructions différentes aux avocats fédéraux dans la cause citée par le Globe and Mail.
« Vous ne pouvez pas dire que vous soutenez le mariage gai et après, avoir des avocats plaider en cour que vous ne le soutenez pas », a déclaré Mme Chow.
En point de presse après le caucus libéral, à Ottawa, le chef du PLC par intérim a décrit le comportement du gouvernement comme la « droite radicale à la dérobée ».
« Cela n'a pas de sens, a dit M. Rae. On dit aux gens de venir au Canada, on prend leur argent, on leur donne un permis de mariage [...] et puis on dit "c'était juste une blague". »
Irwin Cotler, qui était ministre de la Justice lorsque la loi autorisant les mariages gais a été adoptée, soutient que le raisonnement selon lequel le mariage au Canada d'un couple étranger n'est pas valide si son pays d'origine ne reconnaît pas ce type d'union est indéfendable.
Le député Stéphane Dion se dit pour sa part convaincu que la position d'Ottawa n'est pas une initiative des avocats du ministère fédéral de la Justice, mais plutôt du premier ministre et de son ministre de la Justice.